C’est la (re)lecture d’un article d’Edgar Morin, « Éloge de la métamorphose », paru il y a 10 ans et récemment rediffusé sur les réseaux sociaux, qui nous a inspiré le thème de notre deuxième lettre thématique : la métamorphose.

En appeler à la métamorphose, c’est encourager les voies nouvelles et nourrir l’espérance d’un monde meilleur. « Tout commence, toujours, par une innovation, un nouveau message déviant, marginal, modeste, souvent invisible aux contemporains », certifie le sociologue en abordant ensuite le bouillonnement créatif et les nombreuses initiatives locales qui vont dans le sens d’une régénération de nos modèles socio-économiques, notamment. Ce regard optimiste, tourné vers un avenir souhaitable, nous a poussé à croiser, à nouveau, les points de vue de 6 personnalités qui s’expriment, à partir de leur approche ou de leur métier, sur ce qu’évoque aujourd’hui, pour eux, « la métamorphose ».

Transition vers une économie souhaitable, adaptations biologiques ou transformation territoriale, les métamorphoses se déclinent ci-dessous sous la forme d’une nécessité ou d’un espoir de renouveau.

Aude Piette

Aude Piette

Fondatrice de Gare! et gérante de « Les Gamines/Le Val de Poix »

Aude Piette est co-gérante avec sa sœur Lola de l’hôtel « Val de Poix » et du restaurant « Les Gamines », fondatrice du « Coworking GARE! » . Elle nous présente ici sa vision de la métamorphose liée à l’espace qu’elle gère et au développement de la philosophie de son concept. Elle est également réalisatrice du podcast « Au Pays de Nulle Part » dédié à la ruralité et à ceux qui y vivent … ou pas.

Ceci n’est pas un hôtel

J’ai toujours été très inspirée et intéressée par les projets, les personnes qui osent détourner, questionner les usages et les idées que l’on se fait d’un territoire, d’un espace ou encore d’un lieu. Être -situé- quelque part, construire un lieu quelque part, c’est pour moi être imbibé·e et s’imbiber de toutes les dimensions symboliques d’un espace. Être à l’écoute, curieux·se et ouvert·e autant que possible de ses richesses, son énergie, ses besoins.  
 
Le philosophe allemand Peter Sloterdijk nous invite à explorer l’idée selon laquelle « l’intérieur-propre et l’extérieur-étranger ne cessent de passer l’un dans l’autre dans les lieux habités. Les productions humaines d’espace s’enrichissent de ce passage incessant entre le dedans et le dehors ». Les lieux sont donc toujours naturellement parcourus par des « tensions de déménagement » et leur histoire est une histoire de métamorphoses.

« La Condition Publique» à Roubaix en est un bel exemple. C’est un bâtiment exceptionnel édifié en 1902 au service de l’industrie textile par l’architecte Alfred Bouvy. L’édifice a fait l’objet d’un programme de réhabilitation en 2004 conduit par l’architecte Patrick Bouchain, pour devenir une manufacture culturelle, lieu de vie, de travail et de diffusion artistique. Salles de spectacle et d’exposition, espaces de répétition, maison pour les artistes, café-restaurant, pépinière d’entreprises culturelles, ont été aménagés tout en préservant la mémoire et la poésie de ce site.
 
Le Coworking Gare!  a été inspiré humblement de cette façon de voir les choses. Il constitue le premier volet du projet de tiers-lieu « Gare ! », initialement prévu dans la gare de Poix-Saint-Hubert, qui a finalement pris ses quartiers juste en face, dans l’hôtel « Val de Poix » et le restaurant « Les Gamines » que nous gérons depuis 7 ans ma sœur et moi.

Pourquoi l’avoir implanté là ? Parce que « Ceci n’est pas un hotel », « Ceci n’est pas un restaurant ». Tout comme nous ne sommes pas exclusivement touriste, travailleur, consommateur, citoyen, nous sommes un peu de tout ça à la fois.  

Nous avions envie d’ouvrir ces espaces à notre territoire et accueillir une communauté de travailleur (Coworking GARE!) afin que le lieu devienne un espace de rencontre entre ces différents publics et communautés, avec au cœur de la démarche la création de tissu local. Car un lieu doit avant tout garder un lien fort avec l’espace dans lequel il s’intègre. Il doit être  accueillant et ouvert. il ne doit pas craindre de se réinventer, de se transformer, de métamorphoser ses usages, pour rester au service de son territoire, de ses habitants, et préserver ainsi tout son sens, son « lieu d’être ».

Pour aller plus loin :

En savoir plus sur le projet « Gare! » de Tiers-Lieu

Jean-Marie Triffaux

Professeur à l'ITCF Etienne Lenoir

Licencié en histoire de l'Université libre de Bruxelles, Jean-Marie Triffaux est professeur dans l'enseignement de la Communauté française de Belgique à l'ITCF Etienne Lenoir d'Arlon. Il est également administrateur-délégué de l'Institut archéologique du Luxembourg(belge) à Arlon. Historien, il est l'auteur d'un certain nombre d'ouvrages et de nombreux articles sur l'histoire d'Arlon et du Pays d'Arlon, sur la situation linguistique du Pays d'Arlon, sur la Gaume (partie romane de la Lorraine belge) et sur la province de Luxembourg dans son ensemble. Il nous livre ici l’histoire du site arlonais de Callemeyn et les motivations de son changement.

Jean-Marie Triffaux

 

Métamorphose urbaine, économique et sociale du site arlonais de Callemeyn

La chute du mur de Berlin (1989) et la fin de la guerre froide (1991) ont été deux événements aussi inattendus que déstabilisants pour la ville d'Arlon. En quelques années, elle a dû en affronter les conséquences jusqu'alors inimaginables : la fin brutale du service militaire, la fermeture de la caserne Callemeyn qui accueillait l'école d'infanterie à deux pas du centre-ville, la restructuration du camp Bastin, siège de l'école des troupes blindées à Stockem, en périphérie urbaine. Arlon perdait une partie de son âme et de sa vocation. Le séisme était économique et social.

Délaissé par l'Armée, mis en vente sans grand succès, le site Callemeyn (de 22,5 hectares) devient rapidement une menace pour la petite ville. Afin d'éviter un chancre, les autorités communales l'achètent en 1999. La Ville y construit rapidement son nouvel arsenal des pompiers tandis que de nouvelles voiries donnent naissance à de nouveaux quartiers. La vente des places à bâtir finance une partie de l'opération. L'ancien bloc pour simulateur au tir de missile antichar est dévolu aux mouvements de jeunes et à différentes organisations dont le marché bio.

Le plus ardu est la réhabilitation de la caserne elle-même. Le Vieux Callemeyn est un ensemble datant de 1903, siège de l'hôpital militaire au cœur d'un parc Belle Époque qui a son charme. Le Nouveau Callemeyn est un imposant quartier datant de 1955.

Après plusieurs projets avortés comme un centre italien pour personnes âgées ou un outlet-mall américain, c'est un promoteur immobilier luxembourgeois qui l'emporte. Les travaux commencent voici une quinzaine d’années. Des dizaines d'appartements unifamiliaux de 65 à 140 m2 destinés à toutes les catégories d'âge voient le jour tandis que la Ville transforme le parade-ground en parc intergénérationnel. L'installation d'une haute école, d'un restaurant gastronomique, d'un centre de sport... donnent une plus-value à l'ensemble dont la métamorphose se termine doucement aujourd'hui et contribue au renouveau d'Arlon.

Pour aller plus loin :

Découvrez le projet en vidéo

Fabien Ledecq

Fabien Ledecq

Facilitateur en intelligence collective

Fabien Ledecq est co-fondateur de « Mon lit dans l’arbre », une coopérative touristique de 170 personnes, à Martilly (commune d’Herbeumont), dans la Province de Luxembourg dont la majorité des actionnaires est issue du cru local. Le site est ouvert depuis septembre 2019 et ne cesse de se développer. Il nous explique quelles sont les valeurs de changement que ce site touristique met en évidence et dans quelles perspectives il va continuer d’évoluer.

Un tourisme alternatif fort de sens et de valeur

La métamorphose est enclenchée et il suffit de changer sa relation aux autres pour l’observer. Il y a 3 ans, nous avons lancé un projet alternatif de tourisme en Ardenne, respectueux de l’Homme et de l’environnement avec la création de 5 cabanes insolites en forêt. Nous voulions inviter nos hôtes à ralentir et passer du temps de qualité avec leurs proches, loin d’une société qui court de plus en plus vite.

Dans un souci de cohérence globale, nous avons posé des choix qui nous semblait juste : collaboration avec des artisans proches et passionnés, des matériaux de récup’, sains et écologiques, de la nourriture bio, Fairtrade ou locale… Nous avons aussi évité le système bancaire classique et créé une coopérative qui a été largement soutenue par plus 170 coopérateurs majoritairement issus de notre province.

Notre réalité quotidienne nous amène à travailler avec des acteurs économiques qui évoluent dans le même écosystème que le nôtre : coopératives, fermes bio, restaurateurs et artisans sensibles au respect de l’environnement… Tout un réseau est déjà en place, actif et engagé.

La période que nous vivons, présage d’une relocalisation d’une partie de l’économie et les nombreux « petits » acteurs économiques auront, nous l’espérons, un rôle précurseur à jouer dans la métamorphose de l’économie pour la rendre plus résiliente, plus adaptée à un nouvel environnement, à un nouveau système de valeur.

Pour aller plus loin :

Apprenez-en davantage sur « Mon lit dans l'arbre »

Luc Koedinger

Jardinier, éleveur, conférencier et formateur

Lumbrikina est le projet initié par Luc Koedinger. Lumbrikina, un hommage à son premier collaborateur au jardin, le lombric, le ver de terre ! Luc, le jardinier-éleveur, s’intéresse particulièrement aux arbres fruitiers, aux arbres têtards et aux haies. Il a conçu et planté le verger variétal de Habergy en créant un biotope où grouille la vie et qui accueille depuis cette année les planches de maraîchage. Durant la première année du magazine L’esprit Jardin, il a collaboré comme rédacteur des rubriques «Arboriculture fruitière» et «Permaculture». Il donne des conférences et des formations autour de ces sujets de prédilection.

Depuis 2018, Luc enseigne le maraîchage biologique à l’IFAPME de Libramont. Il aime se désigner comme un jardinier-altermondialiste. Il nous explique ici la philosophie de son projet.

Luc Koedinger

 

Lumbrikina, ou comment cultiver bio et consommer local autrement …

Le maraîchage et l’arboriculture fruitière sont nos activités principales. Nos fruits et légumes sont vendus depuis mi-juin 2018 au « le P’tit marché bio d’Habergy » tous les vendredis et samedis.

La Permaculture et l’agroécologie inspirent notre philosophie et nos méthodes de travail. Nous visons l’agradation des sols, c’est-à-dire l'enrichissement des terres de culture en culture, de saison en saison grâce à une vie du sol diversifiée car respectée. En pratique, le sol n’est jamais laissé nu : il a en permanence une couverture végétale, d’abord par les cultures elles-mêmes, mais également par un paillage de végétaux divers. Il s’agit de copier un modèle qui fonctionne à merveille … la forêt ! La présence de végétaux ligneux, comme les arbres et les arbustes des haies, nous aide à garder de l’humidité au sol tout en évitant l’érosion, de l’abriter du vent et du surplus de soleil. Ils enrichissent la terre par leur feuillage tombé et par leurs longues racines qui remontent des minéraux des profondeurs, et en prime ils nous stockent du carbone.

Il va sans dire que les produits de synthèse n’ont pas leur place dans nos cultures et sur nos sols, ni même le cuivre qui est pourtant encore accepté dans le cahier de charge biologique. Nous collaborons avec notre environnement, nous profitons de l’appétit des insectes auxiliaires qui dévorent les nuisibles, et des bienfaits de végétaux qui, par leur parfum, camouflent la présence de certains légumes aux ravageurs. Dans notre pharmacie se trouvent, entre autres, des purins d’orties et de consoude, des décoctions de prêle et de marjolaine.

La micro-ferme Lumbrikina recherche également l’autonomie énergétique de manière à quitter, au plus vite, le monde du pétrole en totale opposition à la permaculture et à notre philosophie de vie.

Nous voulons réaliser une production végétale et par la suite animale de qualité, et cela pour le plus grand bien des terres et de tous leurs habitants. Le circuit très court est notre ambition. Éviter les emballages, recycler ce qui est possible : des petits pas dans une métamorphose nécessaire. Notre objectif est de nourrir les habitants des villages autour de nos terres. Par ce projet, nous aimerions également créer des liens de solidarité et contribuer à ressouder la communauté locale.

Pour aller plus loin :

Découvrez le projet Lumbrikina
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Sybille Mertens

Sybille Mertens

Économiste et Professeure d'économie sociale à HEC-ULiège

Après avoir contribué au développement international de systèmes d’informations macroéconomiques sur le secteur associatif, ses travaux de recherche actuels portent sur l’innovation sociale, l’évaluation de l’impact social des entreprises et le développement de business models durables dans une perspective de transition du système économique. Elle nous livre ici son point de vue de scientifique et de citoyenne, engagée pour une société en transition et pour dessiner les contours d’un modèle socio-économique durable, à partir d’une réelle compréhension des limites du système actuel.

La transition vers une économie souhaitable

La crise inédite que nous traversons révèle les multiples failles de notre société. En ce compris, sur le plan économique. Nous découvrons avec stupéfaction la grande vulnérabilité du système actuel. En réalité, des décennies de quête d’efficacité nous ont fait oublier la notion de risque : nous avons encouragé l’anonymat sur les marchés financiers, délocalisé pour diminuer les coûts de production, habitué le consommateur à ne pas se poser de questions, privatisé et dérégulé pour réduire les dépenses publiques, mis sous pression des systèmes de protection sociale et gaspillé les ressources limitées de la planète pour soutenir la croissance.

Aujourd’hui, nous déplorons les « effets systémiques non voulus »1  de ce système : les inégalités sociales se creusent, la biodiversité s’effondre, le climat est déréglé, l’insécurité alimentaire se profile, les ressources naturelles s’épuisent. Ces plaies ouvertes se renforcent mutuellement, rendant la perspective pour le moins angoissante. Tout le monde (ou presque) risque d’y perdre.

Nous avons à présent le choix :  fermer les yeux ou remettre notre ouvrage sur le métier. En nous inspirant des travaux d’économistes reconnus (e.a. Joseph Stiglitz ou Elinor Ostrom), nous pouvons acter qu’une transition est nécessaire et nous pouvons dessiner avec lucidité les contours d’une économie souhaitable. Pour que celle-ci advienne, il faudra travailler simultanément sur trois plans : favoriser les changements de comportements individuels (vers plus d’empathie), réaffirmer le rôle de l’État et outiller celui-ci dans la coordination efficace et juste de l’action collective, soutenir la diffusion de business models durables au sein des entreprises.

Cette alliance entre les individus, l’État et les entreprises n’est pas seulement essentielle à l’émergence d’une économie souhaitable. Elle est aussi possible et déjà expérimentée sur nos territoires dans des projets d’économie sociale ou citoyenne (associative ou coopérative), d’économie circulaire, d’économie collaborative, d’économie de proximité ou encore d’économie inclusive. C’est notre responsabilité de soutenir et d’étudier ces expériences. Parce qu’expérimenter, même à petite échelle, c’est déjà tracer les chemins de la transition.

1 L’expression est empruntée à Philippe De Woot, professeur à l’UCLouvain et chercheur pionnier sur la responsabilité sociale des entreprises en Belgique.

Pour aller plus loin :

En savoir plus sur le Centre d'économie sociale de l'ULiège

Fany Brotcorne

Assistante au sein du département de Biologie, Écologie et Évolution (Faculté des Sciences, ULiège)
Responsable du Groupe de Recherche en Primatologie au sein de l’unité de Biologie du Comportement (P. Poncin, ULiège)

Ses recherches se concentrent sur l’éco-éthologie, la conservation et la gestion des primates en milieux perturbés par l’homme. À travers son regard d’éthologue, elle nous décrit les divers mécanismes d’ajustement dont la biodiversité fait preuve pour se préserver de l’activité humaine en général, et tire la sonnette d’alarme dans ce contexte précis de crise sanitaire mondiale.

Fany Brotcorne

 

Le comportement animal dans l’Anthropocène

Il ne fait plus aucun doute que nos écosystèmes et la biodiversité qu’ils abritent sont en pleine transformation. Bien qu’il ne s’agisse pas là d’un phénomène nouveau, notre époque, l’Anthropocène, se caractérise par des changements environnementaux drastiques et rapides qui sont engendrés en majeure partie par les activités humaines. Face aux perturbations, qu’elles soient d’origine naturelle ou anthropique, la vie doit s’adapter.

En explorant les liens entre comportement, écologie et évolution, l’écologie comportementale s’intéresse au pourquoi (fonctions) et au comment (mécanismes) les animaux ajustent leurs comportements aux variations du milieu. Il existe trois mécanismes principaux par lesquels les animaux répondent aux changements environnementaux :

  • les adaptations évolutives (changement génétique) ;
  • les déplacements vers de nouveaux habitats (dispersion) ;
  • le déploiement de réponses comportementales différentes mais déjà présentes dans le répertoire de l’espèce ou acquises par l’apprentissage (plasticité phénotypique).

 

Les perturbations anthropiques actuelles sont toutefois si rapides que les changements génétiques suivent parfois difficilement la cadence, en particulier pour les espèces au cycle de vie lent. La dispersion et la plasticité phénotypique permettent quant à elles des réponses plus immédiates, et favorisent davantage les espèces généralistes mieux armées face aux perturbations que les espèces spécialistes.

La faune urbaine par exemple, tels que les renards dans les villes européennes, les ours noirs au Canada ou les primates des temples en Asie, illustre certaines stratégies comportementales déployées par les espèces sauvages pour survivre à l’anthropisation de leur habitat. La disparition et la fragmentation des habitats naturels engendrent une proximité croissante entre la faune et les populations humaines. Les contacts se multiplient et les implications sur le plan de la santé et de la subsistance concernent à la fois les hommes, les animaux et l’environnement.

Dans ce contexte de crise sanitaire mondiale liée au Covid-19, il est urgent d’analyser les causes et les processus convergents liés aux activités humaines, qui ont permis l’émergence et facilité la transmission entre espèces de ce pathogène zoonotique.

Pour aller plus loin :

En savoir plus sur le Groupe de Recherche en Primatologie